Foul et Taamia
17 avril 1956. Héliopolis, banlieue du Caire. Sharei Beyrouth,
en face de la basilique grecque.
Depuis quelques heures la nuit est tombée. Une voiture attend
sous l'immeuble, passagers déjà en sursis. Au volant Jeannette,
la soeur d'Inès. Dans un autre véhicule, son frère,
Clément. Nous descendons lentement les escaliers, quelques valises
à la main. Inès - Maman - nous demande à Viviane et
à moi, avant de clore définitivement la porte, de regarder
une dernière fois derrière nous, après avoir embrassé
la mézouza. Je ne comprends pas sa tristesse. Elle part entamer
une existence nouvelle avec son mari Victor parti en éclaireur quelques
semaines auparavant. Mais en quittant son pays (qui chassera ses Juifs
quelques mois après), sa famille, ses amis, une partie de sa vie,
la plus belle peut-être, meurt. Elle ne survira pas longtemps à
cet exode; moins de mille jours après cet arrachement à cette
terre, à ses soeur et frère, à ses amis, à
ses tombes familiales, maladie aidant elle nous quitte à jamais.
La voiture se met en marche, quitte la rue, tourne et s'arrête.
Inès descend, entre chez Mansourah, et revient avec un sandwich
de foul et un de taamia.
Elle nous dit : "Prenez. Nous ne savons pas si vous en aurez encore
l'occasion d'en manger un jour".
J'ai onze ans et demi et je me rends compte à ce moment que mon
enfance s'achève. Mes amis Clémy, David, Gaston, Hessein,
Ronny, les reverrais-je un jour ? Le sandwich ne descend plus.
Octobre 1956: une page de l'histoire des Juifs se tourne. Juin 1967,
cette histoire touche à sa fin. Il ne reste plus que quelques voyelles
et consonnes, jaunies, vieillissantes, presque effacées, presque
détruites : pierres tombales, frontispices, synagogues, livres écornés.
Quelques millénaires de présence juive qui s'achèvent.
Un vieux dicton affirme: "qui a but l'eau du Nil ne pourra jamais l'oublier".
Cette page est dédiée à la mémoire bénie
d'Inès, de Victor, Clément et Jeannette, Edouard, Emile et Zouzou, à celle des parents de Clémy, de
Ronny, de David et de tous les autres, à tous ceux qui furent, à
un moment ou l'autre de leur vie, des enfants du Nil. Cette page est aussi
pour nous, les enfants et petits-enfants, qui n'avons jamais oublié.
Nos sages nous enseignent qu'après le passage de la Mer Rouge,
lorsque les armées de Pharaon, d'autres enfants du Nil, furent englouties,
les anges voulurent entonner un cantique. D-ieu les en empêcha leur
disant : "Comment pouvez-vous chanter alors que mes enfants meurent" ...
Nous étions tous des enfants du Nil...
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Fool wa taameya
April 17 1956. Heliopolis, suburb of Cairo. Sharei Beyrouth, facing
the Greek Basilica.
Dusk has set, it's dark. A car is parked near our building, its passengers
are waiting for us. Jeannette, Inès' sister, is behind the wheel.
Her brother Clément is sitting in another car. We slowly come down
the stairs carrying our luggage. Inès - my mother - asks Viviane
and I to kiss the mezuzah and to take a last look at our apartment. I don't
understand her sadness since she is starting a new life with her husband
Victor who left Egypt a few weeks ahead of us. But her sorrow is understandable:
she is leaving her country (shortly most Jews will be kicked out), her
family, her friends. The most vibrant part of her life is dying right here
under my eyes. She will not survive this ordeal very long; less than a
thousand days after being uprooted, heartbroken and overwhelmed by sickness
she leaves us forever.
The car drives off, turns the corner and comes to a stop in front of
Mansourah restaurant, Inès steps out and brings us a sandwich of
"fool" and one of taameya". She says: "Here, eat. G-d knows when you will
be able to taste this again".
I am eleven and a half years old and this is when I realize that my
childhood is over. Will I ever see my friends again, Clémy, David,
Gaston, Hessein, Ronny ? I cannot swallow my sandwich.
October 1956: a turning point in the History of the Jews from Egypt.
June 1967: their fate is sealed, before long virtually all will be gone.
Left behind are a few letters, old fading inscriptions on tombstones and
abandoned synagogues, yellowed text in damaged books. Thousands of years
of Jewish presence come to an end.
As the saying goes: "whoever drinks water from the Nile will never forget
it". This web page is dedicated to the blessed memory of Inès and
Victor, Clément and Jeannette, Edouard, Emile and Zouzou, to the parents of Clémy, Ronny, David and to all the others
who were, at one time or another, children of the Nile. It is also intended
for their children and grand children, for all of us who will always remember.
Our rabbis teach us that after the crossing of the Red Sea, when the
soldiers of Pharaoh - also children of the Nile - drowned, G-d prevented
the angels from celebrating with a song, saying: "How can you sing when
my children are dying" ...
We were all children of the Nile...
Translated by Clement Dassa (Heliopolis) Montreal
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